Je fus le pantin de ma mère

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 Astrid Eggers, Solberg (Aix), victime et témoin d'époque

Je suis née en février 1943, enfant « naturel » (né hors-mariage) à la clinique Lebensborn « Wienerwald » à Pernitz, en Autriche. Mais, cela, je ne l’ai appris qu’en 1974, à l’âge de 31 ans.

 Où j’ai passé les premières années de ma vie, je n’en sais que des fragments. J’ai probablement vécu de 1945 à 1948 chez ma grand’mère à Zahna, près de Wittenberg.

A la fin de l’été 1948, je devais avoir cinq ans et demi, mon oncle m’a emmené chez ma mère à Hanovre, où elle travaillait et habitait chez des officiers anglais.

Là commence mon premier souvenir : le corridor d’une villa, une femme qui descend l’escalier, s’arrête sur le seuil de celui-ci et me dit « Viens, Astrid ! ». Mais je me cramponne aux jambes de mon oncle et ne fais pas mine de la rejoindre. J’en conclus que je ne connaissais ni ne reconnaissais cette femme qui était ma mère.

A dater de ce jour-là, j’ai vécu chez elle. Je fis la connaissance de l’ « oncle Werner », et en décembre 1948 nous nous installions avec lui dans une chambre prise en sous-location. L’oncle Werner devenait maintenant mon « Papi » : je me réjouissais à l’idée d’un mariage, mais ma mère me dit de n’en souffler mot à personne, sinon les gens allaient penser qu’ils étaient invités à la fête, et pour cela nous n’avions pas d’argent.

Je pense aujourd’hui que personne ne devait savoir que je n’étais pas l’enfant de ce père. Là commencent les mensonges : nous n’avions ni amis ni connaissances à Hanovre, où nous étions des réfugiés et des étrangers.

Nous vivions dans un espace restreint, à trois dans une pièce, et la relation entre moi et mes parents n’était pas bonne. A la Noël 1948, nous sommes allés chez les parents de mon beau-père, je reçus une luge en cadeau. Pendant le voyage de retour, je cessai un instant de tenir la main de mon père. Un autre homme me prit par la main, et je n’étais plus trop sûr de savoir avec qui j’étais : il y avait là beaucoup d’hommes avec des manteaux à carreaux et quelques-uns avaient une luge sur le dos. Je me suis dis que si je devais être avec eux, ils devaient connaître mon nom, sinon ils me l’auraient demandé. J’avais presque six ans et je ne savais déjà plus avec qui j’étais !

En 1949, le nom de famille de mon beau-père devint le mien. Je n’avais pas été adoptée, mais seulement « nommée ».

A l’âge de neuf ans, je me suis retrouvée dans un home pour enfants à Braunlage. Je m’y sentais bien. Quand le bus nous ramena à Hanovre, tous les enfants se sont jetés dans les bras de leurs parents, pas moi : je suis restée assise dans le bus et ma mère a dû venir me chercher : « Astrid, viens ! ». Mais je croyais que le bus allait retourner à Braunlage : « Non, maman, je reste dans le bus, je retourne là-bas ». Je préférais le home à mon foyer.

Le séjour à Braunlage a déterminé le choix de ma profession : je voulais devenir puéricultrice et travailler dans un home. Ma mère n’en voulait rien entendre. Je dus entamer un apprentissage de droguiste. Mais mon envie était trop forte et, pour la première fois, je me suis affirmée : j’ai rompu mon contrat d’apprentissage après un semestre. Aujourd’hui, je sais ce que j’avais trouvé au home et à quoi j’aspirais : la reconnaissance, l’acceptation.

Les premières années après ma formation, j’ai travaillé dans un home pour enfants et plus tard dirigé moi-même une crèche. Ma vocation est devenue mon métier.

A 12 ans, je fus envoyée par la Croix Rouge dans une famille en Suisse : ce fut un temps merveilleux, j’étais au paradis ! En fait, j’avais deux familles : chez mes parents d’accueil et chez la sœur et le beau-frère de ma maman d’accueil : leurs enfants étaient déjà autonomes et j’avais l’attention et l’affection de quatre adultes. J’y ai vécu des situations jusqu’alors inconnues : par exemple aller au restaurant, choisir soi-même ce que l’on veut manger. Ca ne m’était jamais arrivé aupravant !

Ma maman d’accueil travaillait comme bénévole pour la Croix Rouge ; elle a tenu à accompagner le transport qui nous ramenait à Hanovre, pour « connaître ma famille ».

Quand j’ai eu 40 ans, ma mère m’a expliqué qu’elle lui avait demandé à pouvoir m’adopter en Suisse. Ma mère ne m’en avait pas parlé de peur que je dise oui, ce que j’aurais fait sans la moindre hésitation.

J’ai de nouveau passé un séjour d’une demi-année en Suisse, à 14 ans : ce sont mes parents d’accueil qui sont venus me chercher et m’ont ramenée. C’étaient mes parents de cœur. Quand j’ai fait la connaissance de mon mari, je lui ai raconté tous les beaux souvenirs que j’avais de Suisse, au point qu’il pensait que j’y avais passé la plus grande partie de mon enfance et pas seulement neuf mois. J’avais gardé constamment le contact avec eux et je voulus que mon mariage religieux soit célébré en Suisse. Un jour merveilleux : sans ma famille d’origine, mais avec ma double famille d’accueil. J’aurais tant aimé être leur enfant. Ils sont décédés tous les quatre depuis lors, mais la nostalgie me ramène toujours vers ces lieux.

Dans ma « famille » d’origine, cela n’allait pas bien : du mariage de mes parents, qui se séparèrent par la suite, naquirent deux filles que ma mère s’ingénia à monter contre moi. Elle avait deux filles pour elle, l’autre était « à l’écart ». Mais cela variait de temps à autre. C’est effrayant de constater qu’aucune de nous trois n’a jamais songé à poser de question…

Par exemple, je n’ai eu vent d’une des manigances de ma mère qu’après sa mort, survenue en 1995.

En 1974, ma sœur « du milieu » rompit tout contact avec moi. Jusqu’alors, son fils de 5 ans avait souvent séjourné chez moi, déjà comme nourrisson, plusieurs semaines par an, à Cologne, et j’aimais vraiment cet enfant. Et là, du jour au lendemain, plus de nouvelles de lui, sa mère ne répondit pas à mes lettres. J’en souffris beaucoup. Quatre ans plus tard, lorsque nous nous sommes rencontrées à l’occasion du mariage de la cadette, nous n’avons, comme d’habitude, pas soulevé le problème, et reperdîmes le contact.

Ce n’est qu’en 2011 que, dans un autre contexte, je dis à ma sœur ce qu’il en était, que je ne comprenais pas le pourquoi de cette attitude. Et elle de répondre, tout étonnée : « Comment, tu ne le sais vraiment pas ? ». Elle m’expliqua alors qu’à l’époque, elle avait des problèmes d’argent et des difficultés à subvenir aux besoins de son fils. Ma mère lui avait dit que je m’étais déclarée prête à lui donner 10.000 Deutsche Mark si en échange elle me laissa le petit définitivement, ce qui avait provoqué son indignation ‘ »je ne vais tout de même pas vendre mon enfant ! »). Elle avait alors décidé de construire un mur entre nous. J’étais ébranlée : je n’avais jamais eu ce genre de conversation avec ma mère, ni même l’idée !

En 1990, elle eut une attaque, mes sœurs et moi reprîmes contact, mirent ses manigances à nu et nous libérèrent de son influence. Depuis, nous nous entendons bien.

Mon beau-père était bon pour moi, mais il ne pouvait l’afficher qu’à l’extérieur : au sein de la famille, ma mère régnait en maître sur moi.

J’avais toujours eu le sentiment que quelque chose n’allait pas chez moi. Je ne savais pas qui était mon père. J’ai juste su qu’il était tombé à la guerre, mais je n’avais aucune idée comment. Je pensais :  tombé – retombé – mort – comique.

Enfant, je me disais que puisque mon père était né en Pologne, c’est qu’il était polonais, logiquement.

A l’époque, nous avons dû, à l’école, écrire le récit de notre vie : je ne savais pas par quoi commencer, ma mère m’écrivit alors un début très confus. Je ne fus pas reçue et mon père avait un nom allemand. J’étais perturbée mais je n’osais pas poser de questions. Plus tard, à l’âge de dix-sept ans, je reçus de ma mère une photo de lui « Je te l’offre : c’est ton père ». Je n’ai toujours pas posé de questions mais le nom avait maintenant un visage. Mais les questions s’accumulaient en moi.

Je fus à nouveau confrontée au problème quand j’eus 24 ans. Je travaillais. J’habitais Cologne avec une amie et ma mère avait annoncé sa visite. Quelques jours auparavant, l’amie revint en me disant « Ta mère m’a téléphoné : elle m’a demandé de ne rien te raconter mais je ne peux pas garder ça pour moi. Elle a repris contact avec la famille de ton père et veut que nous allions ensemble leur rendre visite ! » Je me sentis mal !

Le samedi, on sonne à la porte : ce n’était pas ma mère, comme je m’y attendais, mais une famille inconnue qui monte l’escalier. Je me suis dit qu’ils s’étaient trompé d’appartement, de sonnette, mais l’homme s’adresse à moi : « Bonjour Astrid, je suis ton oncle Walter », et il me présente sa femme et ses deux fils. J’étais complètement dépassée : il n’arrêtait pas de parler de notre famille que, visiblement, il connaissait. Je transpirais mais j’ai joué mon rôle d’aimable jeune fille. Ma mère est arrivée, l’oncle Walter lui est tombé dans les bras. Elle ne m’a jamais demandé comment j’avais vécu cette situation. A sa grande colère, je rompis toute relation avec l’oncle Walter.

 En 1974, je voulus me marier. Je n’avais ni extrait d’acte de naissance ni certificat de baptême. L’office de la population de Lodz n’avait aucun renseignement sur ma naissance, pas plus que ceux de Berlin, ouest comme est. J’ai pu me marier sur base d’une déclaration faite sur l’honneur. Pour le mariage à l’église, ma mère a rempli une déclaration sous serment concernant mon baptême. Le mariage religieux eut lieu à Cologne en mai, et le mariage religieux en Suisse en août.

J’avais envoyé un faire-part de mariage à l’oncle Walter qui vint tout de suite à Cologne pour nous féliciter alors que j’avais rompu tout contact avec lui. Mais entretemps, je m’étais reprise et j’ai pu parler avec lui de sa première visite. Apparemment, à l’époque, j’avais bien joué le rôle attendu de moi car ni sa femme ni lui n’avaient rien remarqué de mon trouble.

Puis nous avons évoqué le mariage, les formalités. Soudain, mon oncle sortit « mais tu n’as jamais été baptisée ! Ou alors après, à Hanovre. Mais en tout cas pas à Lodz ! ». Il m’expliqua qu’en ce temps-là, Lodz était situé dans l’arrondissement de la Warthegau, qui servait de modèle à Hitler, que ma mère travaillait pour la Gestapo et le SD (service de renseignements), et bien d’autres choses encore. Mon mari et moi avons consulté des livres d’histoire, et les soupçons se confirmaient au fur et à mesure. Nous avons alors décidé d’aller à Hanovre interroger ma mère.

Ce fut une conversation pénible et truffée de contradictions. Ma mère a fait état de trois baptêmes.  Mon oncle n’avait aucun reçu d’un paiement des frais d’hébergement dans un home du 17 février au 25 août 1943. Elle a prétendu que je n’étais jamais allée au home pour enfants, elle ne m’aurait jamais laissée y aller seule, que même quand j’avais cinq semaines, quand j’avais dû être hospitalisée à Vienne, elle était tout le temps restée auprès de moi.

J’avais des doutes : en pleine guerre, quitter Lodz, une grande ville qui disposait d’hôpitaux, pour se rendre à Vienne avec un nourrisson de 5 semaines, un sacré trajet !

Le sol se dérobait sous mes pieds : pendant 31 ans, j’avais cru être née à Lodz, ce qu’indiquaient tous les documents en ma possession, et maintenant Vienne. Ma mère me fit écrire à l’administration de Lodz qui me répondit qu’elle n’avait aucune trace de ma naissance.

A dater de ce moment, je ne crus plus un traître mot de ce que pouvait raconter ma mère.

Je repris contact avec mon oncle qui m’envoya les papiers en sa possession. Je me suis démenée, j’ai écrit à plusieurs autorités, au CICR [NdT Le Centre International de la Croix-Rouge à Bad Arolsen, qui, aujourd’hui encore, cherche à identifier tous les disparus, notamment des camps de la mort]… et j’eus un retour : j’étais née en Autriche, à Pernitz, à la clinique « Wienerwald » qui relevait du programme Lebensborn et j’avais effectivement été hospitalisée à Vienne pour diphtérie. Ma mère s’y trouvait aussi parce qu’elle avait été mise en quarantaine comme porteuse du bacille.

Je suis en possession d’un écrit du docteur Schwab, qui dirigeait la clinique « Wienerwald » : il était adressé à la centrale du Lebensborn à Münich et était daté du 16 avril 1943. Le docteur Schwab s’y plaignait de ma mère qui « aurait provoqué quelques désordres parmi les mères par ses commérages… » Elle racontait ses activités dans la Gestapo de Smolensk avec maints détails sur les exécutions en masse de Juifs par une balle dans la nuque, traitement réservé même aux nourrissons. » Le docteur Schwab s’insurgeait, considérant que ce genre de récit n’avait pas sa place dans une maternité. (Ce passage m’a rempli d’horreur). Il se plaignait en outre de ce que ma mère se plaignait de la nourriture de la clinique et refusait un traitement nasal, alors même que sa fille et elle avaient été autorisées à réintégrer la maternité par manque de place à l’hôpital et qu’elle continuait à être porteuses du bacille. Ses récriminations l’avaient même poussé à téléphoner à la centrale et il avait été décidé qu’elle et moi devions quitter la clinique.

Elle ne pouvait m’emmener dans sa famille, car nous étions encore contagieuses, et il y avait là un autre nourrisson. La famille, du reste, n’était même pas au courant de ma naissance. Elle fit alors valoir qu’elle avait la possibilité de me faire placer chez un haut dignitaire de la SS : elle quitta la clinique, m’y laissa, le 20 avril 1943. Quatre mois plus tard, le 25 août 1943 elle est venue me rechercher.

Où ai-je passé ces quatre mois ? Chez ce haut gradé SS ? Chez elle ? Si oui, qui s’est alors occupé de moi, car elle devait travailler pour vivre ?

J’appris aussi que mon père était né en 1922, qu’il servait dans la Luftwaffe, avait reconnu sa paternité le 24 mars 1943, avait été porté disparu le 29 mai 1943 et déclaré officiellement mort en avril 1950. Il avait fréquenté l’Institution nationale d’éducation politique à Pforta, et il ressort de tout ce que j’ai pu savoir qu’il n’avait jamais fait part d’un projet de mariage.

J’en ai longtemps discuté avec ma mère, parfois avec rage parfois avec tristesse, il m’est même arrivé de pleurer en sa présence, ce qui ne l’a jamais émue ; au contraire, sa seule réaction fut un reproche « Tu ne m’as jamais rien demandé ». Et elle se cramponnait à son système de mensonges.

Moi-même, je me faisais parfois l’impression de me conduire en adolescente qui s’affirme contre sa mère, cela me faisait du bien de la voir interloquée. Elle me sortit « Tu n’es plus toi-même », à quoi je lui ai fièrement répondu « Si, je suis enfin moi-même ! ».

J’aurais pourtant tant aimé qu’un jour enfin elle me dise « écoute, je vais tout te raconter ». Ce jour n’est jamais arrivé. Tout était confus, elle contestait le contenu des documents que je recevais, ou déclarait que ce n’est pas comme ça que ça c’était passé. Mais alors, comment ?

Entretemps, j’ai pu savoir que seule concordait ma date de naissance : mon prénom, mon nom, mon lieu de naissance, tout était faux.

J’ai fini par rompre définitivement avec elle, elle avait cessé d’être ma mère.

Comme je l’ai déjà signalé, elle avait travaillé pour la Gestapo et le SD comme téléphoniste et télégraphiste. Mais même cela je n’arrive pas à le croire. La question « qu’a-t-elle vraiment fait ? » continue à me hanter. J’aimerais tant savoir.

Je suis aussi entrée en possession du questionnaire établi à l’intention du Reichsführer-SS Himmler, à l’insu des mères, pour leur admission dans les cliniques Lebensborn. On y lit que ma mère affirme être une « bonne national-socialiste ». Elle l’a du reste toujours affirmé jusqu’à sa mort. C’est du reste dans ce style de stricte discipline nazie qu’elle m’a éduquée, pour ne pas dire dressée. J’étais son pantin, elle tirait les ficelles. J’étais complètement soumise et je n’ai jamais osé une seule question qui aurait pu ne pas lui plaire.

J’avais six ou sept ans quand une voisine s’est plainte de moi. Ma mère est arrivée comme une furie : sans chercher si les accusations étaient fondées ou non, elle m’a enfermée dans la chambre et m’a battue avec une tapette à tapis. J’ai hurlé. Le lendemain, comme je m’habillais pour aller à l’école, je tirais sur ma robe pour cacher les marques. « Cela ne sert à rien, tu ne pourras pas les cacher. Comme ça, tout le monde pourra voir que tu as été méchante ». Ces mots-là m’ont fait plus mal que les coups. Dans ma naïveté, je croyais effectivement que tout le monde allait me regarder et me juger. Le lendemain, ma mère apprit que j’avais été accusée à tort. Jamais jusqu’à sa mort elle n’a eu un mot d’excuse.

Quand je jouais dans la cour, je devais tout le temps garder à l’œil les deux fenêtres de notre chambre. Si elle apparaissait à la fenêtre, je devais pointer le doigt vers moi puis vers elle. Si elle hochait la tête, je devais rentrer, si elle la secouait, je pouvais continuer à jouer. Un jour où j’avais envie de continuer à jouer, je me suis dit « il suffit que je ne l’aie pas vue » et je me suis cachée derrière deux bennes à ordures. Soudain, elle fut devant moi « tu m’as très bien vue », et elle m’envoya une gifle. Depuis lors, j’ai bien sûr toujours fait attention.

Elle jurait souvent et donnait libre cours à ses frustrations. Si jamais j’étais triste, j’avais droit à la phrase toute faite « change de visage ! ». Je ne pouvais jamais montrer de sentiments négatifs, toujours sourire.

Beaucoup d’enfants du Lebensborn se sont retrouvés dans l’association « Lebensspuren ». Leurs avis convergeaient à propos de leur mère : la plupart d’entre elles étaient comme taillées sur le même modèle, elles ont toutes menti ou se sont tues. Beaucoup de ces enfants évoquent aussi des mères sans la moindre affection.

D’être un enfant du Lebensborn est parfois un fardeau. Ma mère a cautionné ce régime épouvantable. Il n’était pas donné à toutes les jeunes mères célibataires d’être admises et de pouvoir accoucher dans ce genre d’institution bien équipée. Je me suis rendue à Jérusalem au monument au Yad Vashem, ce qui eut le don de déclencher la colère de ma mère, tout comme ma visite à l’exposition « Topographie de la Terreur » à Berlin.

J’ai toujours attendu qu’elle dise : « Comment ai-je pu ? ».

Elle est morte : j’aurais tant souhaité une autre mère.

J’étais une enfant mais j’avais la responsabilité de mes deux sœurs cadettes, ce qui me valait le respect et la sympathie des adultes. Avec les filles de mon âge, il n’en était par contre pas ainsi. Je me rappelle un enfant qui m’a lancé « Avec toi, je ne peux jamais vraiment jouer » ! Et c’est vrai, j’avais toujours une de mes petites sœurs avec moi et peu d’amies ou d’amis.

Jeune, j’ai beaucoup pleuré. Par la suite, j’ai pleuré « de l’intérieur ». J’ai réagi de façon psychosomatique, j’ai eu un premier ulcère à l’estomac à 19 ans, d’autres ont suivi, accompagnés de gastrite, de calculs biliaires, et de coliques chroniques.

En 1998, j’ai entamé une thérapie : dès le début, j’ai réagi par un zona.

En 2000, je suis allé à Pernitz avec mon mari. J’avais la photo d’un bâtiment avec, au dos, « c’est ici qu’Astrid a vu le jour le 17 février. ». Nous avons cherché cette maison : « oui, elle est à Feichtenbach et elle est restée presque comme ça ! ». Nous y sommes allés : effectivement, la maison avait un peu changé mais on pouvait nettement la reconnaître. Nous sommes entrés, à la réception j’ai déposé la photo sur le comptoir et demandé si la maison avait bien ressemblé à cela. La dame me demande tout de suite : « Vous êtes née ici ? » ? j’ai pleuré, heureusement mon mari était avec moi. Nous avons pu visiter et tout voir. Puis nous nous sommes rendus à l’hôtel de ville de Pernitz où nous avons pu fouiller les archives avec l’aide de l’employé aux archives. J’y ai retrouvé d’autres documents encore sur ma mère et moi.

J’étais vraiment née à Pernitz.

Le jour d’après, nous sommes retournés à cette maison, qui se niche dans un magnifique vallon. Sentiment merveilleux : j’avais trouvé le lieu où j’étais née, où j’avais passé les six premiers mois de mon existence !

Mais les blessures ont laissé des cicatrices qui se rouvrent de temps à autre. En 2010, Bad Arolsen me fit parvenir d’autres documents et une information toute neuve : en 1944-1945, des enfants avaient été évacués de l’hôpital pour enfants de Lodz vers l’ouest en trois transports. L’hôpital avait été fermé et on ne savait pas ce qu’étaient devenus ces enfants. Toutes les archives ont disparu, sauf une liste de noms des enfants : on y trouve le mien. A 67 ans, j’étais atterrée : qu’est-ce que je faisais à l’hôpital à Lodz, comment suis-je arrivée chez ma grand’mère à Zahna ?

Autant de questions existentielles qui subsistent : où étais-je, nourrisson puis enfant en bas âge ? A qui étais-je confié à cette époque ? Pas difficile de comprendre que je sois prise d’angoisse, de peur de l’obscurité, des animaux, d’être seule dans le bois… Et pourtant, j’ai été heureuse. Je suis heureusement mariée depuis 40 ans et nous sommes très fiers de notre fille.

Dans la vie, j’ai rencontré beaucoup de gens qui ont fait un bout de chemin avec moi, m’ont fait du bien.  Des  « anges ». Je les en remercie.

En 2013, le dernier « ange » est venu chez moi : mon cousin. Il m’a offert une photo de mon père, enfant, dans son cadre original, qu’il avait héritée de la sœur de mon père.